Ce matin, sans qu’il puisse en déterminer la provenance, des odeurs de menthe et de pain grillé chatouillent ses narines. Les nuages montent de toutes parts, s'engouffrent par les crevasses et se diluent dans une merveilleuse lumière. L'étranger scrute les vapeurs opaques et prend quelques repères avant que le paysage ne disparaisse tout à fait.
Ces collines labyrinthiques nécessitent beaucoup de temps pour être parcourues. Les joues creuses sous sa barbe aux yeux fiévreux demandent à reprendre des forces. Il sort sa guitare et chante. Quelques nuages s'évanouissent, le chemin se dévoile.
Il se décide à rejoindre la route goudronnée, les humains.
Deux femmes gravissent le flanc rond qui surplombe la rivière Urubamba. La première lui fait un signe de la tête, la seconde ne lui offre pas même un regard. Une ville assise sur une forte pente se réveille en bas. Urubamba.
Depuis la cour d'une petite ferme, trois personnages sur un banc le saluent. Il s'arrête, enlève son pull et boit ses dernières gorgées d'eau. Il ne veut pas croire que c'en est fini des montagnes. Oscar, le neveu de ces fermiers amicaux, le rejoint ; il descend rendre visite à ses parents qui habitent Calca. L'étranger est donc revenu à son point de départ… Oscar aime la nature, ses ancêtres et leurs mystères. Il sait marcher et n'a de cesse de signaler la plus imperceptible demeure en ruine, le moindre vestige de mur recouvert par la végétation. Le sentier mène à la crête des trois monts qui surplombent la ville.
Sur le premier mont, ils croisent un chasseur à la poursuite d’un daim. Une bête molle se balance dans un tissu contre son dos. Un autre chasseur est à l'affût sur une aiguille. La bête traquée, hors de vue de ses bourreaux, apparaît furtivement aux deux compagnons qui se mettent aussitôt à parler plus fort pour qu’elle s’enfuie.
Au sommet du deuxième mont, un roc en forme de condor plane au-dessus des pierres d'un grand bassin rond. Du temps où il était empli d'eau, sûr que l'on pouvait admirer un sacré nombre de constellations dans ce grand miroir. Selon Oscar, il existe une herbe permettant aux chamans de détecter les serpents. Il révèle à l'étranger que le cactus auquel il a eu affaire à Huchuy Qusqo porte le doux nom de Cahlia.
Au pied du troisième mont, l'étranger trouve la carcasse d'un putois. Son compagnon s'en empare, regarde s'il reste un peu de chair et lui passe une touffe de poils puants sous le nez. Une très bonne médecine. En guise d'adieu, Oscar lui présente l'ancêtre de la coca, un bel arbuste aux feuilles rêches et légèrement savoureuses. Un drap blanc est enroulé autour du cou et sur les bras de la croix géante plantée au sommet. A Calca, les cloches de l'église sonnent tandis qu'une fanfare d'enfants défile sur le même air obstiné. Il aperçoit la grosse colline de Huchuy Qusqo et le pont où reposent déjà ses traces de pas.
La crête des trois monts en cachait un quatrième. En surplomb, une petite maison fleurie d'où s'envolent les rêves de la blanche Santa Maria.
L'étranger embarque dans un colectivo qui file aussitôt vers Cusco. Au bord de l'asphalte, des petites croix, un autocar sur le dos, des petites croix encore. Vie et mort sont les deux faces d'une même pièce. Quand la grande ville apparaît, Mickael Jackson chante Thriller à la radio. C'est la première fois qu'il entend de l'anglais dans ce pays. Y a-t-il une brèche dans l'impénétrable Pérou ? Loup-garous et morts-vivants sont-ils dans la ville ?
Au terminus, le vieil homme qui se propose comme taxi ne connaît pas la rue où l'étranger veut se rendre. Qu’à cela ne tienne, il le guidera lui-même jusqu’à son hôtel. Son sac à peine posé dans la chambre, il file déguster le fameux rocoto relleno, un plat dont il a rêvé dans les moments difficiles. Des musiciens jouent pour une poignée de touristes attablés dans la cour du restaurant la Quinta Eulalla. Il déguste le poivron farci en buvant du mate de manzanilla tandis que ses voisins occidentaux lui offrent de la bière en clamant en chœur : " Il n'y a pas de problème insoluble, il n'y a que des volontés défaillantes ! "
(…)
Le soleil disparaît derrière une colline. Il fait d'autant plus froid sur la Plaza de Armas qu'il est pieds nus dans ses sandales et vêtu seulement d'un tee-shirt. Ses affaires fumantes sont à la laverie. Un étudiant vient prendre des cours d'anglais auprès de lui, puis une femme raconte sa misérable histoire afin de lui vendre une aquarelle. Les vingt-cinq membres de sa famille ont été exécutés par le Sentier il y a exactement vingt ans aujourd'hui. Elle vit seule avec ses quatre enfants, doit trois mois de loyer et risque l'expulsion si elle ne paie pas dans les quatre jours. Cela fait une semaine qu'elle ne vend rien. Avant, elle avait un magasin, mais toute sa marchandise a été volée, elle n'avait pas d'assurance. La larme à l'œil, l'étranger lui achète un tableau représentant une mère et sa fille en chemin dans un village. Il porte la signature de son professeur de dessin car elle n'a pas le droit de vendre ses propres œuvres sans licence. Il consent à se faire joliment embobiner.
L'eau de la douche devient grise au contact de sa peau. Les cheveux extirpés des paquets de nœuds qui s'agrippent à son crâne font un joli nid dans le lavabo. Habillé de propre et de chaud, il va traîner près du marché central qui plie bagages. Les occidentaux ne semblent pas apprécier ce quartier une fois la nuit tombée. C'est vrai que les petites allées bordées de bâches bleues ne disent pas où elles mènent, ni si elles ont une issue.
Sur la grande place, un jeune homme prénommé Carlos l'invite à venir écouter un groupe de musique folklorique dans le bar où il travaille. Au comptoir, l'étranger fait la connaissance d'Isaline, une Suissesse qui travaille à l'insertion de femmes en difficultés. Ils bavardent en sirotant des bières. Sa langue maternelle ne lui a jamais autant semblée incongrue.
L'étranger se faufile dans la foule. La ruelle menant à son repos semble n'être qu'un seul et même restaurant à entrées multiples.