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L'ombre de la corne

1 mars 2008

Je prépare mon sac pour la dernière fois. La

Je prépare mon sac pour la dernière fois.

La Plaza de Armas est un désert dans le petit matin. Je retrouve Miranda face aux portes de la brasserie industrielle. Sa mère, depuis le kiosque à côté, accepte notre courte escapade. Nous savourons nos derniers instants en silence, comme lorsque nous serons loin l'un de l'autre.

(…) Elle est assise devant son puesto de periodico, les yeux dans un journal pour qu'ils ne me voient pas partir.

Je dissémine mes dernières feuilles de coca sur le bitume de l'aéroport.

Lima est sous les nuages.

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29 février 2008

Un taxi m'emmène à la plage déserte. Des pêcheurs

  Un taxi m'emmène à la plage déserte. Des pêcheurs lointains tirent des lignes immenses depuis le rivage. Il y a cinq ans, je me suis baigné dans l'Océan après deux mois de marche le long de la chaîne montagneuse de Puw Sivuru. Quelques rochers surnageaient de loin en loin, comme des ricochets figés m'invitant à passer à cloche-pied vers l'autre continent. Aujourd'hui aussi je me déshabille, je m'agite et braille dans le puissant bouillon avec la joie d'un enfant. Heureux et lessivé. Je me fais servir un thé à la cannelle par la charmante patronne de la dernière paillote ouverte en cette saison sur la Playa Totorita.

  De retour en ville, sous les halles du marché central, je goûte un fabuleux cebiche mixto préparé par deux vieux amoureux. J'ai mangé des huîtres pour la première fois au soir d'une journée de baignade. Comme portée par une déferlante, l'essence de la mer se fracassa dans mon corps d'eau salée. J'étais un arbre émerveillé par les saveurs de son propre fruit. Je ressens la même chose aujourd’hui.

  J'achète une quena, la flûte droite des Andes, et une zampoña, sorte de flûte de Pan, puis je vais visiter El Carmen, le quartier où vivent les descendants des esclaves africains dont m'a parlé l'ornithologue. Le combi me dépose près d'une église jaune qui somnole sur une place déserte. Où sont la musique et la danse, les artisans et les tissus colorés ? Les gens sont aux champs, ce n'est pas tous les jours fête… Je clopine autour de la place, penaud, et saute dans le premier colectivo qui passe. Il me reste à savourer les scènes de vie campagnarde qui défilent derrière les vitres.

  (…) 

  De l'hôtel à la gare, le gros sac lourd tressaute gracieusement sur mes épaules. Bien sûr, j'arrive juste avant que l'autocar ne s'en aille.

  Dans les embouteillages de Lima, des colporteurs affublés de masques grimaçants essaient de vendre leur camelote aux automobilistes. La ville se laisse envahir par une fête qui vient du nord. Halloween est devenue el Dia de las Brujas alors cette fête existe déjà. Chaque année, au solstice d'été, sorcières et sorciers d'Amérique du Sud dansent tout le jour pour boire la puissante énergie du soleil.

  Je retourne à l'hôtel des premiers jours, l’hôtel España. La mère de Carlos est heureuse de m'entendre au téléphone, mais il va rentrer tard. La jeune femme qui répond chez Mina finit par me raccrocher au nez. Je vais donc flâner dans les rues grouillantes.

  Chez le disquaire, où je cherche les musiques de mon séjour, deux jeunes femmes se mettent à danser. Comme nos sourires se répondent, Miranda et sa prof d'anglais m'accompagnent le temps d'une balade. (…) Cette ville est moins grise qu'à l'heure de mon arrivée, je l'aime bien à présent. Elle parle beaucoup, elle aime chanter et marcher. Elle m'emmène dans un quartier populaire chercher d'autres disques. Comme le manège je-t'accompagne-tu-me-raccompagnes n'en finit pas, Miranda m'invite chez elle. Le tricitaxi monte sur la colline illuminée par la grande croix blanche et nous dépose au pied d'une ruelle en escalier que nous gravissons allègrement. La maisonnée nous accueille avec joie. A l'épicerie d'à côté, nous achetons de la bière pour agrémenter la soirée. Miranda aimerait danser. Sa mère, son frère et sa jeune tante sont d'humeur à discuter.

Quand tout le monde cligne des yeux, les deux jeunes femmes me raccompagnent jusqu'au pont qui jouxte le Palais présidentiel. Miranda me montre le kiosque à journaux où elle travaille. Demain, nous prendrons le petit-déjeuner ensemble et je m'en irai.         

28 février 2008

Ce matin, sans qu’il puisse en déterminer la

Ce matin, sans qu’il puisse en déterminer la provenance, des odeurs de menthe et de pain grillé chatouillent ses narines. Les nuages montent de toutes parts, s'engouffrent par les crevasses et se diluent dans une merveilleuse lumière. L'étranger scrute les vapeurs opaques et prend quelques repères avant que le paysage ne disparaisse tout à fait.

Ces collines labyrinthiques nécessitent beaucoup de temps pour être parcourues. Les joues creuses sous sa barbe aux yeux fiévreux demandent à reprendre des forces. Il sort sa guitare et chante. Quelques nuages s'évanouissent, le chemin se dévoile.

Il se décide à rejoindre la route goudronnée, les humains.

Deux femmes gravissent le flanc rond qui surplombe la rivière Urubamba. La première lui fait un signe de la tête, la seconde ne lui offre pas même un regard. Une ville assise sur une forte pente se réveille en bas. Urubamba.

Depuis la cour d'une petite ferme, trois personnages sur un banc le saluent. Il s'arrête, enlève son pull et boit ses dernières gorgées d'eau. Il ne veut pas croire que c'en est fini des montagnes. Oscar, le neveu de ces fermiers amicaux, le rejoint ; il descend rendre visite à ses parents qui habitent Calca. L'étranger est donc revenu à son point de départ… Oscar aime la nature, ses ancêtres et leurs mystères. Il sait marcher et n'a de cesse de signaler la plus imperceptible demeure en ruine, le moindre vestige de mur recouvert par la végétation. Le sentier mène à la crête des trois monts qui surplombent la ville.

Sur le premier mont, ils croisent un chasseur à la poursuite d’un daim. Une bête molle se balance dans un tissu contre son dos. Un autre chasseur est à l'affût sur une aiguille. La bête traquée, hors de vue de ses bourreaux, apparaît furtivement aux deux compagnons qui se mettent aussitôt à parler plus fort pour qu’elle s’enfuie.

Au sommet du deuxième mont, un roc en forme de condor plane au-dessus des pierres d'un grand bassin rond. Du temps où il était empli d'eau, sûr que l'on pouvait admirer un sacré nombre de constellations dans ce grand miroir. Selon Oscar, il existe une herbe permettant aux chamans de détecter les serpents. Il révèle à l'étranger que le cactus auquel il a eu affaire à Huchuy Qusqo porte le doux nom de Cahlia.

Au pied du troisième mont, l'étranger trouve la carcasse d'un putois. Son compagnon s'en empare, regarde s'il reste un peu de chair et lui passe une touffe de poils puants sous le nez. Une très bonne médecine. En guise d'adieu, Oscar lui présente l'ancêtre de la coca, un bel arbuste aux feuilles rêches et légèrement savoureuses. Un drap blanc est enroulé autour du cou et sur les bras de la croix géante plantée au sommet. A Calca, les cloches de l'église sonnent tandis qu'une fanfare d'enfants défile sur le même air obstiné. Il aperçoit la grosse colline de Huchuy Qusqo et le pont où reposent déjà ses traces de pas.

La crête des trois monts en cachait un quatrième. En surplomb, une petite maison fleurie d'où s'envolent les rêves de la blanche Santa Maria.

L'étranger embarque dans un colectivo qui file aussitôt vers Cusco. Au bord de l'asphalte, des petites croix, un autocar sur le dos, des petites croix encore. Vie et mort sont les deux faces d'une même pièce. Quand la grande ville apparaît, Mickael Jackson chante Thriller à la radio. C'est la première fois qu'il entend de l'anglais dans ce pays. Y a-t-il une brèche dans l'impénétrable Pérou ? Loup-garous et morts-vivants sont-ils dans la ville ?

Au terminus, le vieil homme qui se propose comme taxi ne connaît pas la rue où l'étranger veut se rendre. Qu’à cela ne tienne, il le guidera lui-même jusqu’à son hôtel. Son sac à peine posé dans la chambre, il file déguster le fameux rocoto relleno, un plat dont il a rêvé dans les moments difficiles. Des musiciens jouent pour une poignée de touristes attablés dans la cour du restaurant la Quinta Eulalla. Il déguste le poivron farci en buvant du mate de manzanilla tandis que ses voisins occidentaux lui offrent de la bière en clamant en chœur : " Il n'y a pas de problème insoluble, il n'y a que des volontés défaillantes ! "

(…)

Le soleil disparaît derrière une colline. Il fait d'autant plus froid sur la Plaza de Armas qu'il est pieds nus dans ses sandales et vêtu seulement d'un tee-shirt. Ses affaires fumantes sont à la laverie. Un étudiant vient prendre des cours d'anglais auprès de lui, puis une femme raconte sa misérable histoire afin de lui vendre une aquarelle. Les vingt-cinq membres de sa famille ont été exécutés par le Sentier il y a exactement vingt ans aujourd'hui. Elle vit seule avec ses quatre enfants, doit trois mois de loyer et risque l'expulsion si elle ne paie pas dans les quatre jours. Cela fait une semaine qu'elle ne vend rien. Avant, elle avait un magasin, mais toute sa marchandise a été volée, elle n'avait pas d'assurance. La larme à l'œil, l'étranger lui achète un tableau représentant une mère et sa fille en chemin dans un village. Il porte la signature de son professeur de dessin car elle n'a pas le droit de vendre ses propres œuvres sans licence. Il consent à se faire joliment embobiner.

L'eau de la douche devient grise au contact de sa peau. Les cheveux extirpés des paquets de nœuds qui s'agrippent à son crâne font un joli nid dans le lavabo. Habillé de propre et de chaud, il va traîner près du marché central qui plie bagages. Les occidentaux ne semblent pas apprécier ce quartier une fois la nuit tombée. C'est vrai que les petites allées bordées de bâches bleues ne disent pas où elles mènent, ni si elles ont une issue.

Sur la grande place, un jeune homme prénommé Carlos l'invite à venir écouter un groupe de musique folklorique dans le bar où il travaille. Au comptoir, l'étranger fait la connaissance d'Isaline, une Suissesse qui travaille à l'insertion de femmes en difficultés. Ils bavardent en sirotant des bières. Sa langue maternelle ne lui a jamais autant semblée incongrue.

L'étranger se faufile dans la foule. La ruelle menant à son repos semble n'être qu'un seul et même restaurant à entrées multiples.

27 février 2008

Au matin, il retrouve la vachère et lui fait

Au matin, il retrouve la vachère et lui fait cadeau des sachets de mazamora qu'il trimballe depuis deux semaines. Peut-être cette poudre de maïs aux parfums chimiques a-t-elle meilleur goût une fois cuite, comme le préconise la recette. Elle part avec ses silences. Le peuple des Andes a la faculté de s'évanouir dans l'espace sitôt qu'une pellicule photographique cherche à capturer son apparence ; la silhouette de la jeune femme n’est déjà plus qu’une pensée.

Une paysanne du hameau vient à sa rencontre. Curieuse autant que causante, elle s'étonne de ce qu'il se régale de carottes crues. Le garçonnet dans ses jupes le regarde timidement. Un étranger a promis de lui envoyer un portrait voilà deux mois, elle n'a toujours rien reçu. Depuis, elle refuse de se laisser photographier sans recevoir d'argent en échange. Le chemineux se contente de déposer l’image dans les couloirs de son esprit.

Il grimpe. Des gens du hameau confirment qu'il se dirige vers les ruines de Chinchero. Le chemin se dilapide puis réapparaît sur un flanc de montagne qui permet de quitter le massif. Depuis le col, son regard plonge dans la vallée et remonte vers le col suivant. S'il était oiseau, il n'aurait qu'à planer droit devant lui. Il tente de maintenir le cap à travers les multiples pistes tracées par les animaux et se trouve bientôt perché sur un éperon sauvage qui caresse une lointaine rivière du bout des pieds. En longeant la crête, il a espoir de découvrir un semblant de chemin. Nada ! Des chèvres s'aventurent peut-être parfois sur ces pentes caillouteuses, sûrement pas des humains. Il prend le risque de descendre, droit devant, ses talons s'enfoncent dans la caillasse.

Près de la rivière, tout en bas, une bergère lui tend les bras puis disparaît vivement dans les fourrés. Le chemineux est un bouc emplumé. Deux chiens ne tardent pas à le harceler d'aboiements tandis qu'il approche du pré où broutent les moutons. La bergère qui faisait de grands gestes le rejoint en causant. Elle l'invite à s'asseoir sur l'herbe, enlève la manta de dessus son dos et lui offre de généreuses poignées de maïs bouilli. Trois heures et demie qu'il marche, il est déjà rompu de fatigue. S'il pouvait manger autre chose que des céréales du matin au soir… La vieille femme parle beaucoup et, sans se soucier de savoir s'il comprend le quechua, gronde gentiment ce fils qui ne se rend pas compte du danger. Tête de mule qu'il est à vouloir parcourir les montagnes pour rejoindre Cusco, pourquoi ne pas descendre à Calca et emprunter la voie de bitume ? Elle le réconforte aussi, avec douceur, fière et amusée par son intrépidité. Enfin, elle se lève, pose la manta sur ses épaules et rassemble le troupeau. Le chemineux est las. Le long de la rivière, cependant, seul derrière les bêtes, il est heureux de se sentir berger à son tour. La mamá s'affaire autour de la file moutonneuse, lance des cailloux, des bouses sèches ou quelques " keush keush ! " aux galeuses qui traînent la patte pour grignoter encore.

Une mère et ses deux enfants traversent un gué. A leur avis, il n'est pas de sentier entre les ruines de Chinchero et Cusco. La mère surtout semble tenir à ce qu’il rejoigne la route pour voyager sûrement. Il s'entête, la route des montagnes, c’est tout, la route des montagnes. Le garçon, qui n'avait pas dit un mot jusqu'ici, lâche presque par inadvertance que le chemin qu'il cherche est justement celui qui attire son regard depuis un moment. Le chemineux s'y engage aussitôt, pestant contre l'instinct maternel qui lui a fait perdre temps et patience en palabres oiseuses. Il  a failli rejoindre cette fichue route goudronnée tant il est harassé. La mère navrée le regarde partir.

De prés en terrasses, de terrasses en chemins buissonneux, il finit par atteindre un col. La crête ronde au-dessus est pierreuse et parsemée de petits cactus à fleurs grasses. Le vent souffle, les nuages alentour sont chargés d'eau et d'électricité. Aucun sentier ne part d'ici. Sur le massif d'en face, il en est un qui semble aller dans la bonne direction. Bientôt, des dizaines de scarabées marrons au vrombissement maladroit volent dans le ciel orageux. Le chemineux a installé son camp sur un passage d'éclairs. Peu importe, qu'ils irriguent donc les vaisseaux de son corps ! Ses paupières se ferment, il est fatigué.

26 février 2008

Une petite chienne blottie contre la toile de

  Une petite chienne blottie contre la toile de tente s'éveille joyeusement quand le voyageur se lève au matin. Elle accueille un vieux compagnon. Puisqu'ils vont passer la matinée ensemble, il l’appelle Allqu. Allqu comme  haïku, ces petits poèmes japonais qui jalonnent ses jours depuis longtemps. 

  Il se perche sur le rocher du bord de la piste. Là, une plaque en cuivre rend hommage à Hiram Bingham, premier occidental à découvrir le site, en 1911. Depuis la terrasse de l'hôtel luxueux, une vieille femme attend comme lui que le soleil caresse les pierres de la Vieille Montagne. Cependant, quelques camions libèrent une foule d'ouvriers tranquilles et d'employés.

  Il parlemente avec les autorités pour qu'elles le laissent passer la Porte du Soleil. Le responsable de Macchu Picchu est d'accord pour lui vendre un billet mais ne peut lui assurer pour autant qu'il passera les nombreux postes de contrôle. La secrétaire appelle le siège de l'organisme dont dépend le chemin de l'Inka. Rien à faire, le piège est bien ficelé, le voyageur enrage. Par chance, un jeune guide lui ouvre une porte de secours : il peut marcher le long de la voie ferrée jusqu'au fameux kilomètre 82, point de départ du chemin de l'Inka, et prendre ensuite un colectivo pour Calca. Là, Cusco est accessible par les montagnes libres. Allqu la bienheureuse lui fait ses adieux.

  A l'ombre d'une hutte, un chemineux boit du mate. Le voyageur a l'impression de se trouver face à un miroir. L'autre vient de Bolivie, l'ancien Haut-Pérou. Il aime marcher seul dans les montagnes, dit-il en lui offrant de son breuvage. Des porteurs chaussés de fines sandalettes de pneu passent en coup de vent, des ballots énormes sur la tête, comme des fourmis. Son jumeau du sud parle d'un chemin de colline à partir du kilomètre 88 qui lui évitera la fastidieuse marche sur voie ferrée. Ils se quittent, le sourire aux lèvres. Le voyageur va marcher dans les pas du chemineux, le chemineux dans ceux du voyageur.

  Une mamá ouvrit son échoppe à la gare de Macchu Pichu. Il acheta quelques bananes, elle lui en offrit avec du pain. Ses vieilles mains s'appuyant sur des repères familiers les conduisirent à la petite auberge derrière. Elle demanda à sa fille de servir du pain et du café au jeune homme. Sa bonté le rassasia, elle donnait sans rien demander. A l'heure de se quitter, ils se souhaitèrent les meilleures choses du monde. La gardienne de la montagne était aveugle.

  Il y avait un village au pied de la cité en ruines. Aguas Calientes. En fait, un marché pour occidentaux, un conglomérat d'artisans et de restaurants ébréché par les rails cristallins de l’Ombligotren, le Train du Nombril.

  La voie était pénible, elle devint dangereuse. Les trains passaient à longueur de journée. Quelques fraises des bois adoucirent la progression de la locomotive à deux pattes.

  Le jour se coucha près de la grande rivière sur une étendue de sable et de cailloux. Des femmes et des enfants au loin transportaient des fagots d'eucalyptus, des chiens aboyaient. Le voyageur, dilapidant toutes ses rations, s'offrit un festin. Diantre, il serait en ville demain ! Des carreaux de lumière glissèrent sur les montagnes comme un vitrail éphémère, puis le dernier train pour Cusco fit sonner sa trompe sous le tunnel.

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25 février 2008

Une fleur grasse repose sur l'ancien chemin qui

  Une fleur grasse repose sur l'ancien chemin qui grimpe vers la cité, une étoile rose au parfum acidulé. Quelques merdes humaines aussi jonchent les marches. La pellicule photographique se déchire dans le boîtier. Quelle sorte de présage est-ce là ?

  Une musique citadine dégueule sur la terrasse d'un snack anachronique, le voyageur fuit au plus vite la foule qui se restaure. Machupiqcho lui semble douce, irréelle, il n'ose pas encore entrer. Il rend donc visite aux vestiges d'un pont, frêle squelette de bois qui longe une paroi tendue vers l'abîme. Le lien est rompu, le col au loin inaccessible.

  Le voyageur franchit le seuil de la belle Porte. La petite fleur rose recueillie s'envole au cœur de la cité. Il veut explorer le moindre recoin : le centre cérémoniel où broutent quelques lamas ; le temple du Soleil, dans les quartiers de l'Inka, où une pierre en forme de Croix du Sud s'illumine au solstice d'été ; la place sacrée autour du rocher des sacrifices ; Intihuatana, taillée pour observer les astres.

  A la proue de ce navire minéral est un pic, Huaynapiqcho. Un escalier vertical s'accroche à son flanc jusqu'à ce qu'une galerie traverse ses chairs pour aboutir au sommet. La ville en bas, petit joyau enchâssé dans l’infinie matière brute des montagnes, la ville exalte à merveille le paradoxe des grandeurs humaines. Il mange là-haut une carotte, un bout de pain, puis il prend le chemin du temple de la Lune qui sommeille tout en bas, près des racines de Huayna.

  Une fleur jaune se pose sur sa main. Caverne dans la jungle sous un rocher gigantesque, constellation de niches truffées d'images pieuses, le temple de la Lune regarde vers le nord. La fleur s'envole. Le bâton de marche du voyageur tombe près d’une pierre vibrante de chaleur qu’il ramasse. Plus bas, sur un autre rocher géant, le squelette d'une maison surplombe une autre grotte. A l'intérieur, sept niches font offrande de pierres lisses, de sucre et de maïs à l'astre silencieux. Dans un fouillis d'herbes, de branches et de cailloux, un peu à l'écart, une plaque en bois commémore le souvenir d'un jeune homme décédé en ce lieu prophétique. Sa mère lui a donné le jour, la lune lui a offert la nuit.

  Il retourne vers la cité. Au quartier résidentiel succède celui des artisans, rustique et imprévisible, qui abrite le temple du Condor. Les ailes, deux rochers inclinés sur un passage souterrain, se déploient autour d'une pierre triangulaire aplatie au sol. Le bec pointe vers l'est. Aucun angle dans le corps du Condor n'indique le sud. Cependant, un escalier part du temple dans cette exacte direction pour mener au rocher funéraire, en-dehors et au-dessus de la cité. Le condor, messager de l'autre monde, était un symbole de paix. Une heure durant, le voyageur essaie d'imaginer la cérémonie. Cet escalier septentrional ponctué de quinze bains rituels passe aussi par le temple du Soleil et la belle Porte. Quinze bains pour les quinze parties du corps humain ? Quinze constellations dans le ciel inka ? Après neuf heures d'émerveillement, il dit adieu aux maîtres de séant, les lézards.

  Les propriétaires humains de la Vieille Montagne lui interdisent de rejoindre Cusco par le chemin de l'Inka : tous les touristes vont en sens contraire. De plus, il marche seul, c'est dangereux, les porteurs sont mal payés, il y a des voleurs. Au col d'Intipunku, la Porte du Soleil, les grilles seront fermées quand il arrivera, personne n'a le droit d'y dormir. Quelqu'un dit qu'il pourra tenter sa chance demain. Interdire les montagnes, un comble !

  Le voyageur s'installe sur un tertre herbeux d'où il peut voir la cité sans être vu. Il fait nuit, le monde est parti. Ses narines affolées le mènent aux cuisines de l'hôtel luxueux où s'affaire un pâtissier. Mais il n'ose cogner à la fenêtre pour quémander quelques restes et s'en retourne déçu.

Les éclairs sont proches, la limpide noirceur du soir métamorphose Machupiqcho en montagne.

24 février 2008

Un jeune pêcheur lui rend visite à la fraîche, il

  Un jeune pêcheur lui rend visite à la fraîche, il aimerait entendre une chanson. Un peu plus tard, le voyageur défait son sac pour jouer de la guitare aux enfants de l'épicier. La famille ravie l'invite à petit-déjeuner de pain, de grenades et de café dans la cabane au fond du jardin.

C'est en passant par Santa Teresa qu'il entend pour la première fois des gamins lui dire : « Caramelos ! » en guise de bonjour. Les touristes sont passés par là.

Un homme et une femme près d'une cascade lui déconseillent d’en remonter le cours, le chemin pour Machu Picchu est un peu plus loin. Quelque temps après, il discute avec un colporteur flanqué d'un énorme sac bourré d'articles de ferblanterie lorsque l'homme de la cascade les rejoint en s’exclamant, ils se trouvent à l'endroit même où grimpe la voie vers la cité oubliée.

  Malheureusement, elle se dilue bientôt dans une douce semi-jungle. Un peu de hors-piste, quelques dérapages et il se retrouve sur le flanc dégagé d'une colline. Un homme et son garçon malicieux arrivent à contresens et lui suggèrent de rebrousser chemin. Celui-ci n'est pas le bon, ils vont lui montrer. L'enfant, le père - joue ronde de coca, machette à la ceinture - et le voyageur égaré grimpent en silence. L'improbable sentier débouche sur un autre qui ne permet aucun doute. Les passeurs descendent, le plus jeune à présent mâchouille du chewing-gum à la menthe de Lima.

Le voyageur piétine dans la boue pour atteindre le col de la belle crête qu'il admirait depuis Playa. Soudain, sans l'avoir jamais vue, il reconnaît Machupiqcho. Un énorme torrent s'échappe du flanc d'une petite sœur de la Vieille Montagne, un fleuve diluvien étrangement proche du sommet. Il déjeune face au massif puis entreprend de descendre jusqu'aux portes du mystère. La pente raide, les lacets anguleux et la terre détrempée occasionnent de jolies glissades.

  Un paysan engrange des régimes de bananes, une femme trie des grains de café en écoutant ses deux enfants qui sourient à l'inconnu qui passe. Un pont de planches, de poutres et de câbles traverse la rivière et dépose le voyageur sur un désert de cailloux gris. Des dizaines de petits elfes noirs l'accompagnent vers le torrent rugissant qui se fracasse en un halo de gouttelettes irisées. Il flotte une odeur d'essence au-dessus des pierres. Une plaie noire suppure sous les coups de griffe des bulldozers, une route goudronnée qui cisaille la terre jusqu’à la centrale hydroélectrique Machu Picchu en cours de rénovation. 

  Il aperçoit la gare, le terminus, le fameux kilomètre 120. Juste quelques échoppes bâchées de plastique bleu, pas de bâtiment, juste un petit marché incongru autour des rails. Trois minutes plus tard, le grand œil lumineux d’une locomotive surgit au front d'un sillage de fumées et de grincements. Il laisse partir le train. Les traverses de bois décident de sa démarche, pas longs et courts se succèdent sans logique. Le bâton qui glisse sur le fer et heurte les embûches rejoue les rythmes du train. Combien de nuits adolescentes l'ont vu déambuler sur des rails, devisant et décortiquant le monde avec Ryga ? Aujourd'hui, son ami marche à ses côtés, invisible pour qui ne sait voir les sentiments. Le voyageur remonte l'Urubamba comme il remonterait le cours du temps.

Un vieux wagon à la retraite se repose silencieusement près d'une petite épicerie-bar déserte. Deux garçons charrient du bois pour aider leur père. Des marcheurs sur rail reviennent d'en haut le visage baigné de sueur. Des chiens aboient dans les plantations de bananiers. Sur une haute cime, une volée de perroquets verts se pose puis jase. Le soleil se faufile dans les cheveux du voyageur. A la station Machu Picchu, il franchit le pont qui enjambe la puissante rivière et installe son campement minuscule près d'un hôtel en construction.

Au-dessus de sa tête dorment les pierres dont il pressent la magie tentaculaire.

23 février 2008

Au matin de quitter Oro Pampa, la Pampa Dorée, le

  Au matin de quitter Oro Pampa, la Pampa Dorée, le voyageur offre une chanson à la fille et au petit-fils de l'abuela qui le salue en passant. Miguel, le cul par terre, lui dit au revoir avec un de ses fameux sons de bouche fermée.

  Il descend le long de la Totora. Un enfant s'amuse à remplir et à vider une bouteille d'eau dans la rivière, sa mère coupe du bois. Plus loin, deux jeunes garçons en visite à leurs familles lui proposent des fruitellas qu'ils viennent de cueillir, des mûres géantes grosses comme le poing. De toutes parts, des cours d'eau en cascades et torrents magnifiques se joignent à la puissante rivière. Une chevauchée grimpant vers les hauteurs freine pour converser avec le voyageur. Bien planté sur ses deux jambes, un vieil homme ferme la marche.

  Playa est un petit hameau posé sur l’herbe grasse au bord de la rivière. Les moscas, petites mouches qui piquent en laissant boutons et énormes démangeaisons en souvenir, les moscas sont ici chez elles. Il prend un bain dans la rivière. Un épicier lui vend des pommes de terre, du maïs et une infusion. Dans la soirée, des jeunes lui proposent la truite qu'ils viennent de sortir de l'eau. Celle du restaurant fantôme de Totora ! Il a malheureusement trop peu d'argent pour se l’offrir.

  Consolation de la nuit, étoiles vivantes sur la terre, des centaines de lucioles font clignoter les montagnes obscures.

22 février 2008

Ce matin, la pluie et le froid. De la fumée

Ce matin, la pluie et le froid. De la fumée s'échappe d'une cahute. (…) Il s'assied sur une petite chaise en bois couverte d'une peau de mouton, le feu le réchauffe un peu. L'abuela et sa fille parlent quechua sans se soucier de lui. Il se laisse bercer par les sons. Un petit garçon l'observe timidement, se cache dès qu'il est démasqué. Les cochons d'Inde, curieux aussi mais beaucoup moins farouches, couinent et circulent en tout sens. Une jeune fille rejoint le cercle. Elle lui sourit, comme hier sur le chemin. Des canetons viennent réclamer à la porte, des poules picorent la terre battue, le chat cherche à se blottir dans les bras de la mère qui caresse son garçon. Il pleut ici depuis un mois. Mais qu'il vente ou qu'il neige, il partira demain.

En fin de journée, une fillette vient lui rendre visite. Elle répond vaguement à ses questions, lui demande un stylo puis reste là, silencieuse et embarrassée. Il lui offre celui qu'il a en main depuis le matin. Elle part joyeusement, fait demi-tour, ouvre son mouchoir et lui donne les grains de maïs bouilli qu'il contient.

Plus tard, un garçon et une autre fillette lui apportent des pommes de terre chaudes de la cahute. Il n'a rien d'autre à leur offrir que les chewing-gum des enfants des rues de Lima. Ils s’en vont ravis. Le voyageur se souvient de la mine étonnée de ses hôtesses quand il leur donna la pièce d'un sol ce matin en échange des patates.

Il s'endort, repu d'écriture et de tubercules.

21 février 2008

La lune veille encore dans son lit de nuages

La lune veille encore dans son lit de nuages rosissants. Il se lève avant la rosée. Le paternel aux pieds nus et sales, la boiteuse et deux des trois fillettes l'accueillent dans leur chaumière. Silencieusement ils mangent des patates bouillies et boivent du café sucré. Il offre sa bouteille de caña de miel au papá, une carte du Pérou à la mamá, des cahiers et des crayons aux enfants. Enfin, toute la famille se réunit au-dehors et pose pour une photographie d’adieu. Adieu et merci. 

Sur le sentier, il ramasse une pierre qui saupoudre de brillantes paillettes sur ses doigts. Deux cavaliers le dépassent. Un vieil homme aux yeux délavés par la coca traîne derrière lui un tronc au bout d'une corde. Il se construit une maison. Le col rocailleux au fond de la vallée trône sous une pluie froide. Après l'avoir franchi, il rejoint les cavaliers qui déjeunent à l'abri sous un grand rocher plat. L'un est ornithologue et voyage beaucoup dans le pays. Son plus beau souvenir de fête lui vient d'un petit village sur la côte Pacifique, près de Chincha Alta. Là, les descendants des esclaves africains amenés par les conquistadors ont forgé leur musique dans un feu de racines andines, espagnoles et africaines. Il inscrit avec hâte ce lieu inouï sur la carte imaginaire de son périple. L'autre est guide et lui apprend qu'il pourra déguster une bonne truite au restaurant qui vient d'ouvrir à Totora, le village le plus proche.

Une poignée d'heures plus bas, il installe sa tente sur l'herbe douce près de la rivière, dans un hameau qu'il prend pour Totora mais qui s'avère bientôt être Oro Pampa. L'idée de faire un bon repas le pousse à marcher un quart d'heure de plus, jusqu'au restaurant du guide. Les paysans reviennent des terres, ils portent de grands sac-poubelles percés en guise de poncho. Tous ceux qu'il interroge rient quand il demande où se trouve le restaurant de Totora. Quelle bonne blague, il s'est déplacé pour une chimère.

De retour à la tente, il écrit dans le jour qui s'achève quand un petit bonhomme vient s'asseoir à ses côtés et l’observe en silence. Le gamin répond invariablement à toutes les questions par deux sons modulés dans sa bouche close. Sans plus de façons, il se lève et se laisse emporter par l'obscurité. Il s'appelle Miguel.

Au moment de s'endormir, il s'amuse avec les étincelles d'électricité statique qui crépitent dans les plis des sacs plastiques. Petit garçon, il adorait créer des étoiles en passant la main sur l'alèse qui protégeait son matelas.

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L'ombre de la corne
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