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L'ombre de la corne
17 janvier 2008

Sur le toit en tôle de la salle de bain, un

  Sur le toit en tôle de la salle de bain, un chaton mort, aplati, finit de sécher.

  Je deviens muet à force d'angine ou de palabres. Il ne fait pas bon être malade par ici, un comprimé d'anti-inflammatoires coûte deux soles, le prix d'un repas.

  Non loin de l'Hostal de la Fortaleza où j'ai ma chambre, l’enseigne de la coopérative de coca écaille ses lettres de peinture racornie. Une petite feuille verte repose sur le sol. Je vais enfin pouvoir goûter la plante qui donne force et endurance aux Indiens depuis des millénaires, la plante qui réduit en bouillie le cerveau des gringos qui la trafiquent.

A l'ombre du grand eucalyptus, les moutons bêlent comme des enfants qui font la grimace. Au-dessus de ma tête, un arc-en-ciel à l'envers dessine un sourire au soleil.

  Je pars pour une longue marche sur le chemin d'Intihuatana, villégiature de l'ancienne élite inca où se trouve, paraît-il, un rocher à treize facettes. Je dépose la feuille contre ma gencive et reconnais le goût d'épinard des mate de coca. Les montagnes sereinement posées sur l'espace distendu semblent accessibles. Il faut descendre au pied de ce massif pour grimper au sommet d'un autre. Les gens s'étonnent de ce que je voyage sans compagnie, mais je ne suis pas seul. Mes compagnons je les rencontre. Ceux qui vivent dans mes pensées cheminent aussi avec moi.

  Les cactus sont partout. Je me souviens de l'Indienne qui cueillait des tunas près des ruines de Quinua, de cette belle figure surgie du fond des âges flanquée d'un bâton et d'un filet. Sur la crête au sortir du massif, un vieil homme aux yeux transparents file un bout de laine auprès de son jeune chien, comme s'ils m'attendaient. Le vieux me désigne le chemin, de l'autre côté de la rivière en contrebas, et lance finalement un : "Adios caballero !" Oui, vieil homme, je me sens chevalier, marcheur solitaire sur une terre inconnue, errant des chemins sans nom à la recherche d'une cité protégée, une constellation. Don Quichotte, brave compagnon, je n'ai ni âne ni valet, mais dans les yeux sûrement autant de poudre de rêves que toi. 

  Aucune trace de pont ou de gué. Une petite voix me conseille de suivre la vache rouge que voilà. Je pose mes pas dans les siens, ils me conduisent au seuil d'un passage à saute-rivière.

  L'épicière de Pomaccocha me dit de faire vite car j'ai tout juste le temps d'atteindre le haut-plateau et de revenir à Vilcashuaman avant la nuit. Je lui achète une bouteille d'Inka kola et me presse hors du hameau où cochons, chiens, poules et canards se baladent en liberté, où deux hommes moulent des briques à même le sol.

  Le soleil, la fatigue et l'altitude commencent à rendre l'ascension difficile. Mon corps cherche l'énergie où elle se cache, tente d'épargner son cerveau qui se vide de sa substance. L'Inca se faisait-il porter jusqu'à Intihuatana? Ma hanche me fait mal. Je suis resté cloué au lit durant une année dans mon enfance, à cause d’elle, puis j'ai appris à marcher une seconde fois.

  Un cairn. Le premier que je rencontre dans ces montagnes. Je m'attendais à trouver des ruines près d’un lac, je n’aperçois qu’un petit étang désert et de gros troncs ornés de touffes pointues. Deux bergers rentrent le troupeau vers une chaumière adossée à quelques monts sur les flancs desquels se dessinent des cercles de pierre. Nos routes se croisent trop tard pour qu'ils m’informent sur le chemin à prendre, la caravane gronde au loin déjà . A tout hasard, j'emprunte une piste interminable. Au bout de cinq minutes, je m'accroupis, ramasse une douce pierre couleur de peau indienne et ferme les yeux pour entendre le silence. Plus le temps de chercher la résidence des notables incas, je dois rejoindre la rivière avant la nuit, dans deux heures, sachant qu'il en faut quatre au moins pour retourner à Vilcashuaman. J'espère te trouver un jour, farouche Intihuatana!

  Une goutte de pluie atterrit au coin de mon œil. Par chance, il n'y a pas d'orage ce soir. Hier, Je me suis réfugié aux portes de l'église. La pluie dansait sur le sol du village. Quatre fillettes patientaient là aussi. Nous nous sommes amusés à taper sur les battants de bois et à pousser des petits cris pour faire écho à l'intérieur. De l'autre côté de la place, la lumière dans le local des Témoins de Jéhovah attestait que l’embrigadeur y sermonnait son petit troupeau à triste mine. Leur journal s'appelle Despertad.

  Je retrouve le passage de la vache rouge. C'est la fin du crépuscule, un triangle d'étoiles apparaît, peut-être la constellation appelée Croix du Sud. Mais j'évite de regarder le ciel, le contraste avec l'obscurité terrestre est trop éblouissant.

Les balades que j'entreprends s'égarent souvent hors des sentiers, tirent vers l'interminable et se trempent dans la nuit. Ce soir, c'est un peu plus corsé. Il se pourrait que je rencontre un puma. Soudain, quelque chose s'agrippe à mon mollet en lui transperçant les chairs. Je découvre  une araignée géante dans le faisceau de la lampe torche, puis j'éjecte prestement ce qui n'était qu'une boule de cactus.

Ma mère m'a offert de nombreux objets qui dispensent de la lumière. Sans doute continue-t-elle ainsi à me donner le jour.

  Il n'y a plus de chemin. Je me pique la tête sur d’autres cactus, trébuche sans arrêt et n’allume la torche que par intermittence car les piles sont usées. En contrebas, une dizaine de chiens aboient sous une fenêtre. Je lance quelques paroles rassurantes aux paysans et à leurs enfants intrigués qui ne devinent pas même mon ombre. Il existe une histoire indienne dans laquelle le Diable apparaît sous les traits d'un homme blond qui boîte; je ne voudrais pas qu'ils se méprennent… Ils me conseillent de grimper un peu plus haut et je trouve enfin le chemin. J'aperçois même la lueur d'un réverbère cependant que tombe une étoile filante sur Vilcas-la-douce.

Ma démarche de grand-père traverse la place. Les deux adolescents curieux m'invitent à leurs côtés, mais il me faut boire au plus vite. Dans ma bouche, la pierre cuivrée d'Intihuatana s'échine à tromper la soif depuis trop longtemps .

Devant une assiette de patates et d'os de poulet, sur le banc de la belle mamá, un vieux clown me parle à travers son visage et ses mains, sans un mot. Chaleur et sucre, j'écluse aguita sur aguita.

Au faîte de l'ushno plongé dans l'obscurité, je murmure des chants pour les villageois,  les étoiles et les chiens qui aboient, pour ma guitare, mes proches et les deux silhouettes tapies dans l'ombre silencieuse de la pyramide.

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