Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
L'ombre de la corne
4 février 2008

Ce village est un marché extravagant où l'on peut

Ce village est un marché extravagant où l'on peut se procurer de tout en toutes quantités. Devant le portail de l'école, des femmes vendent du poisson et des piments séchés. En face, des ferrailleurs, des marchands de bonbons, des retapeurs de jantes de vélo. Un peu plus loin, des fileuses de corde et des marchandes de sablés en forme d'étoile. 

J'aime être au cœur du village qui se réveille, attablé là en pleine rue. Une mamá dépose du riz dans mon assiette, des patates et une truite soi-disant sortie des eaux du lac tandis qu'une autre me prépare du fromage frit et du café. L'homme à mes côtés est enchanté de prendre son petit-déjeuner auprès d'un étranger qui se frotte aux coutumes locales.

Au fond de la halle, une rangée de femmes assises côte à côte, à même le sol. Les fromages de la première sont gros, elle m'envoie chez sa voisine, mais ils sont encore trop volumineux à mon goût, celle-ci me propose à son tour d’essayer ceux, plus petits, de la femme d'à côté. Toutes viennent du même village. Elles me demandent comment je vais cuisiner les carottes que j'ai en main. Quelle n'est pas leur surprise d'apprendre que je les mange crues !

Il me reste des dollars mais l'unique banque du village refuse mon billet parce qu'il présente une déchirure aussi grosse qu’une fourmi… Près du poste-frontière, des gens s'affairent au-dessus de tables d'écolier qui sont autant de bureaux de change. Une grosse femme tente de grappiller quelques sous en voyant l'état du billet. Rien à faire, elle doit pratiquer le taux annoncé.

J'obtiens le tampon d'entrée pour la Bolivie en suivant une colonie de retraités français. Depuis son lopin de terre près du lac, une famille m'indique un passage à travers la colline. C'est simple, il suffit de suivre la ligne électrique. Après le col, je fais offrande d'une feuille de coca à Pachamamá en admirant les eaux tranquilles quand apparaît une belle femme enceinte vêtue de bleu. La Terre-mère a pris forme humaine et refuse gentiment les petites feuilles vertes que je lui offre. Elle continue son périple.

La route goudronnée longe les abords du lac en une ligne droite infinie. Je me fraie un passage sur les flancs arides entre deux chemins qui s'ignorent, car je veux surtout aller par les collines, passer dans les hameaux. Au sortir d'un bosquet d'eucalyptus, je cherche le gué d'une rivière quand une jeune fille et son oncle viennent me questionner sur le pays d'où je viens et les manières de ses habitants, leur curiosité est intarissable. Mais il me faut prendre congé car la nuit approche et la vieille bergère sur la colline en face ne m'autorise pas à camper sur ses terres.

Je remplis mes bouteilles à la rivière, je n'irai pas plus loin. La bergère récalcitrante ne tarde pas à pointer le bout de ses aiguilles à tricoter. Depuis la distance respectable où elle se trouve, la vieille appelle les habitants d'une bicoque en contrebas. Un homme vient à ma rencontre. Je lui demande s'il ne voit pas d'inconvénient à ce que je m'installe ici pour une nuit. Son seul souci est de connaître les raisons de ma présence et de savoir d'où je viens. Il tient à vérifier mes papiers, je refuse. Il insiste, arguant que les gens du hameau sont rustiques et iraient jusqu'à me faire des misères pour que je parte. Cet après-midi, un jeune berger mû par l'appât du gain m'a appris mes premiers mots en aymara : com sa tata sa ? , comment t'appelles-tu ? Je soupire, sors mes papiers en souriant. L'homme est soulagé, je ne suis pas un terroriste afghan clandestin.

Il était flic à La Paz, je n'ai qu'à l'appeler si des campesinos m'embêtent. Son oncle rapplique et comme je leur dis me rendre aux ruines de Tiwanako, il retourne chercher une vieille poterie, une cruche à chicha. Les paysans trouvent souvent de ces antiquités au temps des labours. Cependant, des scarabées marrons dansent autour de nous en un vol chaotique et vrombissant. Ce sont des mosquitas.

La nuit tombée, deux jeunes mariés viennent en visite. C'est toujours David qui parle, même quand je questionne Alice. Qu’est-ce qui lui interdit de parler à un étranger ? Parfois, elle chuchote à l'oreille de son homme la question qu’il me pose ensuite. Comme d’autres avant lui, David voudrait acheter ma guitare, même s’il n’est pas musicien. Les drôles de sons de la langue que je chante amusent ces amoureux-là, je devine leurs sourires dans la pénombre. Le jeune homme rêve de vivre en Europe, il ne m’entend pas lui dire que sa vie est meilleure ici. Finalement, mes visiteurs regagnent leur demeure, l'esprit peut-être peuplé d'étranger et de mirages persistants.

Sur la route en bas, les pneus des camions font entendre un chant pareil à celui des mosquitas. Au-dessus de la rive lointaine, des éclairs silencieux illuminent un mur de nuages et la neige des sommets profonds.

Publicité
Publicité
Commentaires
L'ombre de la corne
Publicité
Publicité